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Écologie profonde #2 : milieux et langages

Je reprends ici des éléments d’une réflexion formulée dans un message envoyé à tout un écosystème suite à un parcours de plusieurs mois : l’ensemble de l’équipe de co-facilitation qui a partagé l' »Ouvrage qui relie »* à la Bascule**. Près d’une douzaine de personnes en tout déjà, avec leurs cultures propres et leurs chemins, ont été amenées là à coopérer avec une commune intention – la reliance à la Terre et à nous-mêmes, pour le dire vite – et nous sommes deux surtout (SV et moi) à avoir suivi de bout en bout tout le fil de l’aventure, en trois sessions. Sacrée expérience, très très riche d’enseignements !

Il y a trois points qui en sont ressortis pour moi en particulier, et qui sont liés : lun concerne nos langages, un second l’oppression mentale et le dernier une question déterminante d’équilibre émotionnel. Je pense que de les nommer peut contribuer au kaizen du Travail Qui Relie (TQR)*** francophone, et à l’ajustement de notre (méta-)réseau des tempêtes, encore (c’est-à-dire la façon dont nous nous relions pour traverser la période du Changement de cap, dont parlent tous les contenus de ce blog, more or less).

J’ai finalement décider de ne pas co-faciliter mais de participer seulement à la dernière session de TQR à la Bascule (ayant contribué déjà aux deux premières et n’étant pas suffisamment disponible au moment-là pour pouvoir le faire encore d’une façon adéquate)… mais bien sûr j’ai quand même fait beaucoup de feedbacks à l’équipe de facilitation qui a animé cette troisième manche à Pontivy (et il y avait eu beaucoup de retours directs aussi après les deux premiers chapitres, ça va de soi : nous forgeons notre ouvrage dans l’action, avant tout).
Pour introduire ces feedbacks, j’ai commencé par dire que c’était « merveilleux » ce qui s’était passé là, et mon incorruptible et tendre collègue m’a fait remarquer après que sans être un contresens, ce n’était quand même pas très congruent de ma part d’avoir employé ce mot.
J’avais bien vu le sens et la justesse de la spirale pour ce très grand cercle, mais j’avais quand même eu bien du mal, personnellement, à trouver ma place la veille dans le fil d’animation. Il avait été tenu pourtant dans l’ensemble avec dynamisme et justesse, mais une bonne grosse part de moi n’a pas trouvé ça merveilleux du tout, en vrai.
Cette « part de moi » (cf Socioculture 2.6) s’est irritée, même, de me voir tricher un peu ainsi avec sa réalité, de « positiver » artificiellement au-delà du nécessaire, du bon, du juste… pour nourrir quelle intention, en effet ?
Pour « faire passer » plus facilement d’autres feedbacks moins évidents à recevoir, ensuite, comme on le conseille en management ? Pour réveiller encore ma blessure liée à l’appartenance et à l’exclusion (d’un collectif de facilitation dont j’avais pourtant tranquillement décidé de ne pas faire partie) ? Quelle peur en fait a pris le pas dans ma bouche alors un peu, pour employer ce mot-là ?

Je ne reviendrais pas sur ce détail s’il ne parlait pas de quelque chose d’important, au-delà de l’anecdote. Je crois qu’il y a une attention au langage qui gagnerait à s’approfondir, pour nous ces prochains temps, afin d’accomplir au mieux notre ouvrage de facilitation et de reliance.
Pour que notre intelligence collective puisse atteindre le stade suivant, passer du grand collectif (comme à la Bascule) jusqu’au territoire,
petit pays intègre ou commune imaginée, toutes ces étapes nouvelles dans la progression bottom-up vers « bolo-bolo » (cf onglet « affiches et autres… »),
il y a un « saut quantique » à accomplir, afin que les milieux se connectent.

New-agers & thérapeutes / business & numérique / agro-artisans (makers des campagnes) / collectivités publiques / militant-e-s engagé-e-s / artistes / …
Chacun de ces mondes, et chacun des mondes plus spécifiques qu’ils constituent ici ou là, génère son propre langage,
et notre rôle dans la facilitation c’est de savoir traduire et trouver les mots qui seront les mieux communs,
les vibrations qui résonneront à la fois ici et là, pour qu’on puisse s’accorder, harmonie concrète – tout en restant bien centré-e-s sur notre authenticité, toujours subjective, liée à notre histoire (et je boucle là avec mon anecdote, où j’ai triché juste un iota de trop avec qui j’étais vraiment).
Ainsi par exemple, le Pacte civique parle de « sobriété » là où je parle plutôt en général de simplicité (volontaire), de Mesure ou même d’austérité (comme Illich plus que comme la banque centrale einh :^) … selon les milieux, tout ça va plus ou moins résonner. Il ne s’agit pas tant de « stratégie de com' » que de stratégie tout court. Il s’agit là de stratégies politiques et contextuelles, conscientisées dans la sagesse de notre Parole et de son immense pouvoir.

Le risque avec cette première idée-là, c’est qu’elle me prenne la tête : heureusement que le langage n’est pas seulement « mental » !
Ce qui est juste peut changer d’une rencontre à l’autre, alors même que ça a l’air de coller pareil.
Le mot qui la veille avait mis tout le monde d’accord parfois le lendemain sonne creux, vidé de sens.
C’est la danse du flux de l’instant qui vibre à travers nous quand la présence facilite, et ça n’empêche certes pas d’y réfléchir entre deux intuitions.

Je suis très attentif toujours aux rapports d’oppressions. À la Bascule, il y a de quoi être réactivé quand on est sensible comme moi : le genre est relativement bien conscientisé, mais il y a des oppressions liées à l’âge, à la classe sociale et à l’espèce humaine (anthropocentrisme) qui souvent passent à l’as. C’est pas grave, ça n’empêche pas de grandir… à condition de parvenir à les éclairer ! Joana Macy elle-même nous a encouragé à prendre soin des rapports de domination avec intelligence, dans une lettre au réseau écrite il y a deux ans (qui la traduira ?), où elle insiste en particulier sur les oppressions liées à nos couleurs de peaux et à l’Histoire coloniale.

Il y a encore un autre système oppressif qui joue fortement ici et là, et qui fait écho tout particulièrement au sein de la facilitation : c’est la domination intellectuelle.
À la Bascule, c’est déjà en train de se transformer, comme dans beaucoup d’autres endroits heureusement !
Mais quand même pour l’instant dans la facilitation, la dimension mentale prend le pas (et sans doute que c’est parfait comme ça encore souvent, là aussi si nous le mettons suffisamment en lumière).
Évidemment, nous n’allons pas négliger l’émotion ! C’est le sens même de nos pratiques. Mais sommes-nous vraiment allé-e-s déjà assez profond dans nos cœurs ? Simplement se poser la question, c’est déjà une façon de progresser je crois – comme de nous demander encore quand est-ce que c’était la première fois qu’il s’est brisé.
Et surtout, pour aller à la rencontre d’autres univers, il y a besoin d’équilibrer davantage encore avec le ventre, les jambes et les bras, et leurs propres rythmes.
Tout le monde sait déjà ça très bien en écologie dite « profonde ». Sauf que c’est justement l’ornière mentale de « déjà savoir très bien » qui parfois nous plante et nous fait dérailler. Désolé encore d’insister, désolé encore surtout d’insister encore avec des mots que tu lis avec tes yeux et ton système nerveux central.

Le dernier point crucial que j’ai observé, c’est le rôle particulier que joue dans les équilibres émotionnels (à la Bascule comme souvent ailleurs aussi) ce que j’appelle « l’extir« . Pardon de néologiser, il paraît que pour certain-e-s c’est la faillite de la langue ? Mais je n’ai vraiment rien trouvé de mieux.
L’extir, mélange d’extase et de plaisir, nous extirpe de notre centre rationnel et relié tout aussi efficacement que la peur, la colère et la tristesse. La facilitation en TQR gagnerait sans doute à mieux partager cette conscience qui émerge puissamment : l’article d’Antonella Verdiani dans Yggdrasil 1 sur le pouvoir de la joie en témoigne, par exemple.

Il y a une nuance essentielle entre la joie et l’euphorie
: la première nous relie en paix, la seconde nous connecte à l’excitation.
La première nous relie profondément à nous-mêmes, la seconde est intimement et subtilement liée à la peur surtout – même si elle permet aussi couramment de décharger de la colère (ainsi des grands matchs de foot, des manifs citoyennes, etc.)
Tout cela a son sens bien sûr, mais il y a un risque de confusion si nous ne sommes pas bien au clair là-dessus. Pour le mettre en lumière, en lien avec une dimension plus collective et politique, cette récente lettre ouverte à Greta Thundberg me semble très pertinente (même si je ne suis pas en accord avec tout).

Nous avons beau nommer « systémisme » et « non-dualité », dans les rapports aux émotions concrètement vécus, nous retombons encore dans les vieux shémas parfois.
Pas vrai ? Mais nous avançons avec ça, et ça semble de plus en plus fléché aussi, notre chemin ! non ? Je développe plus largement ce dernier point dans le livre « Socioculture… » en cours de finalisation à l’heure où je publie cet article, chapitre 2.

* Voir les actualités de Socioculture3.0 sur facebook pour en lire davantage sur ces diverses interventions, et les polémiques qui entourent ce lieu… je ressens quand à moi beaucoup de gratitude pour les connexions qu’a permis déjà le collectif autogéré de Pontivy, malgré toutes les ombres collectives qui s’y déploient encore… comme partout ! et je soutiendrai volontiers son implantation sur un futur site encore près de chez moi / nous, et la facilitation plus ou moins restaurative qui sera utile pour ça, si je me retrouve au bon endroit pour le faire.

** Habituellement cet ensemble de pratiques évolutif et libre (au sens de « non soumis à copyright » comme peuvent l’être la biodanza, la CNV ou la zoumba par exemple) qu’en anglais on appelle « the Work that reconnects » est traduit « Travail qui relie ». L’anglais « work » ne souffre pas des mêmes méchantes connotations que le français « travail », cependant, ce pourquoi parfois je préfère parler d' »ouvrage » – même si ça fait un peu prout-prout et que ça risque de cantonner encore davantage à un entre-soi bobo. J’utilise aussi volontiers l’acronyme TQR au besoin. En fait je m’en fous un peu du mot du moment que l’intention est bien saisie. L’écologie profonde me semble être le chapeau le plus pertinent, c’est pourquoi je nomme les articles ainsi. Une pratique de l’écologie (vraiment) profonde va bien au-delà sans doute des cultures singulières et des labels particuliers qu’on lui attribue, elle a conscience de ses (zones de) superficies, de ses replis et de ses ombres, son cheminement peut se faire avec ou sans tel rituel ou tel exercice donné, là aussi en conscience des diverses traditions auxquelles elle s’affilie, etc. Je reviendrai peut-être sur cette question du « TQR 100% pur jus » et des dangers de « l’idiosyncrasie », en lien avec ce qui aujourd’hui « se répand de toutes parts, comme du feu dans le fourrage » (Claudel) !

*** Pour les néophytes qui veulent en lire plus sur cette pratique, chercher sur internet ! le livre de référence Coming back to life, practices to reconnect our lives, our world (« Revenir à la vie, des pratiques pour nous relier à notre monde ») et réédité en 2014 avec  le nouveau sous-titre Guide for the Work that reconnects (« un guide pour l’Ouvrage qui relie ») est traduit en français (bizarrement, mais c’est les françaisEs ça :^) Écopsychologie pratique et rituels pour la terre… Heureusement la réédition de 2018, avec sa préface de Pablo de Servigneth, a rajouté à son tour un sous-titre plus conforme, aaaah ! merci le Souffle d’or !

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