Paradoxe de la valeur libre
Dans la lignée de cet article, une réflexion postérieure à conduit à construire l’échelle FissaR
Quand « on » propose un atelier ou un parcours en « participation consciente« , il y a souvent des personnes qui – selon leur témoignage du moins – viennent alors qu’elles ne viendraient pas sinon (sauf à proposer un tarif ou un « bas de fourchette » en dessous de nos réels besoins / attentes).
C’est très bienvenu, d’abord parce que c’est justement ça l’une des principales intentions (l’inclusivité) mais aussi parce qu’en général ces personnes sont précieuses pour le groupe ! Elles apportent souvent des consciences, des cultures et des pratiques qui sinon pourraient manquer à l’équilibre d’ensemble.
Ainsi ces personnes sont valeureuses et libres ! Comme l’est chacun-e, par exemple l’auteur·e de cet article, et les parcours que nous proposons, aussi (que ce soit avec Murmure des forêts, Socioculture 3.0, deux points ouvrez les guillemets… sans parler des ouvrages de Guiligui ou de Nama-S…)
Le paradoxe de la valeur libre peut se résumer ainsi : « ça n’a pas de prix, et pourtant ça coûte »Il s’incarne de toutes sortes de façons différentes. J’ai entendu parler d’un homme qui a dit à une femme avec qui il avait engagé une relation « je préfère rompre, désolé, tu n’as pas assez de revenus ! » Ah bon, mais on n’était pas en train plutôt de parler d’amour, d’un truc qui n’a pas de prix ? Hélas hélas, « la vie est si chère », comme dit Boris Vian (le même d’ailleurs qui, sous un pseudonyme, démolit m’a-t-on dit l’amour à coup de violent sex), et les télés enseignent si bien comment faire du pouvoir d’achat LE principal phare de nos horizons.
Basiquement aussi, il peut se présenter dans un atelier à prix libre de la façon suivante : « ahhh c’est vraiment génial cet atelier, je suis contentE d’y être ! mais si je devais donner autant d’argent que ça me semble valoir dans l’absolu, euhhh ben ça ne serait plus valable pour moi : à ce prix-là je ne serais certainement pas venuE, no way, même si ça les vaut. C’est pas pour moi »
Une façon élégante peut-être de résoudre l’incarnation-là du paradoxe (« Trop belle pour moi »), c’est de donner une valeur (libre elle aussi bien sûr) à « ma » participation à cet atelier. Là où ça peut « réactiver » certain-e-s d’entre nous, c’est que ça peut ressembler à une blessure capitaliste. Cette affection consiste – en gros – à croire Giga-Enterprise quand elle prétend savoir évaluer « combien je vaux »*.
À noter d’ailleurs que le KapitaL porte parfois un bonnet rouge ou un gilet jaune, hélas : ça n’empêche pas toujours, même s’il est en général quand même plus dangereux en costume cravate, aujourd’hui encore… ou pire : en jean-baskets, c’est-à-dire déguisé en n’importe qui.
« Rien n’est gratuit dans l’univers » : sans doute une affirmation fausse. En revanche, si je réduis mon champ d’étude à la planète que j’habite présentement et aux questions matérielles au sein du monde humain, ça devient tout de suite plus vrai… dans les deux acceptions du mot « gratuit » d’ailleurs.
– Tout a un sens (même si parfois nous ne le percevons pas),
– Tout a un impact économique (même s’il est parfois difficile à calculer précisément).
C’est évidemment plus facile d’évaluer une boîte de clous, quel que soit le contexte, que l’heure d’enclouage et a fortiori que le bras de n’importe qui tient le marteau (si tant est qu’il est possible d’acheter « juste son bras », sa force de travail sans l’être sensible qui va avec).
Quoi que j’entreprenne, ça coûte du temps et presque toujours aussi de l’énergie (non-libre, et donc a minima 1€30 le litre à l’écriture de cet article – gageons que ça augmentera !) et parfois encore d’autres ressources elle-même coûteuses. La « valeur » des personnes dont je parlais plus haut, elle correspond aussi au temps qu’iels ont pris pour prendre soin d’être plus valeureuses ! Nous sommes tou-te-s valeureuses, bien sûr, mais entre Saint-Tugdual (dont le nom signifie justement « peuple valeureux », et qui comme dans le film de Nanni moretti refusa la charge papale alors même que la colombe s’était posée sur son épaule) et … « moi », ya peut-être un gap, un « fossé », aux yeux de certaines personnes… ou du moins (et cela est vrai à mes yeux aussi), des différences.
Cet écart, ces différences sont cependant évidemment impossible à mesurer, que ce soit dans l’espace-temps ou sur la place du marché. La valeur d’une personne humaine est évidemment impossible à mesurer, car comme toute valeur libre, elle est strictement qualitative, et ne s’estime pas sur une échelle 2D, ni même 3 ou 5D d’ailleurs. C’est un paysage de richesse, un nuage de mots, une cartographie du sens, toujours en mouvement et impossible à cerner en entier avec un entendement humain (de même qu’il est impossible par exemple d’être à la fois assis sur un tabouret et de voir le tabouret en entier).
La nuance entre « quantitatif » et « qualitatif » est un point déterminant de l’émergence du nouveau paradigme : ce pourquoi il est bon d’apprendre à penser de façon « dialectique ». En effet la pensée dualiste, qui oppose des éléments terme à terme, se contente facilement de naviguer dans la complexité en posant des échelles entre ces termes… mais la pensée systémique ajustée aux complexités que nous rencontrons aujourd’hui a besoin de tisser entre ces échelles de nouveaux ponts de corde. Dans le grand cirque planétaire même, si nous ne savons pas nous lancer dans le vide parfois sans filet, en confiance à la fois dans nos trapèzes et les bras du / de la gymnaste d’en face, en bonne intelligence, nous ne nous en tirerons sans doute pas tou-te-s sain-e-s et sauf-ve-s.


Rétroliens & Pings