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Notre Parole

Notre Parole
(extraits)

(…)

Parlé par des speakers qui nous annoncent quotidiennement par flashes pétaradants et en messages scandés, la bonne nouvelle du salut par les choses et de l’échange de toute chose contre autre chose, j’entends le français de jour en jour perdre ses sons et se dévocaliser à vue d’œil, devenir (…) une sorte de petit morse de propagande, tapé, accablant et qui ne respire plus. Rien respire plus. Plus qu’un petit rythme court à deux temps qui s’installe partout, qui voudrait nous emporter et qui nous pétrifie. La mécanique du oui ou non…. Alors que l’humain, au contraire de l’ordinateur et du chien n’est pas une machine à japper oui ou non, à ânonner, le plus le moins, à acheter ou pas, à accepter d’enregistrer ou pas, mais un animal qui répond par questions, qui ne sait pas toujours tout tout de suite, qui ferme les yeux parfois pour voir, doit inspirer-expirer pour savoir, brûler les choses en mots contraires, souffrir sa phrase, parler son drame. Celui qui pense comme il respire.

Prise dans un modèle tout mécanique du langage, victime de sa propre idéologie de la communication comme vente d’information et échange de choses, prisonnière d’elle-même, la télévision n’excelle aujourd’hui que dans l’étalage des choses mortes (…) Tout s’y transforme en objet, tout s’y vend, tour y sent la mort. Car la mort et les choses sont liées, car la mort et la matière morte ne font qu’un : comme le dit si magnifiquement Bossuet : « Tout ce qui se mesure périt ».

(…)

Mimons l’échange tant que nous pouvons, nous les humains, mais dans le fond nous le savons bien, qu’il n’y a que les tuyaux, les vases et les ordinateurs qui communiquent. (…) Parler, c’est tout autre chose que d’avoir à se transmettre mutuellement des humeurs ou se déverser des idées ; parler n’est pas la transmission de quelque chose qui puisse passer de l’un à l’autre : parler est une respiration et un jeu. (…)

Medium, medias, communication, information : ces mots-là nous trompent ; tous les médias nous trompent, non par ce qu’ils disent, mais par l’image du langage qu’ils nous donnent : un enchaînement mécanique avec émetteur récepteur, marchandise à faire passer, outils pour le dire et chose à transmettre. Au bout de cet enchaînement, c’est l’homme, c’est le parlant lui-même qui n’a rien dit ; au bout de la chaîne, il n’y a jamais que le message qui ait parlé. La communication parle toute seule. Parler n’est pas communiquer. Toute vraie parole consiste, non à délivrer un message, mais d’abord à se délivrer soi-même, en parlant. Celui qui parle ne s’exprime pas, il renaît. Parler respire et la pensée délie. Toute vraie parole est résurectionnelle.

Parler n’est pas échanger des choses, communiquer des mots, sonnants et trébuchants, parler n’est pas un échange marchand, un marchandage de mots vendus, de vérités à vendre ; parler est une renaissance à deux et un don. La parole se donne, ne s’échange pas. Il y a dans la parole humaine comme une danse et quelque chose qui s’offre, et comme le don de parler qui se transmet, la transmission du don de parler que nous avons reçu. Celui qui nous parle vraiment, peut-être qu’il nous informe un peu sur lui et sur le monde, mais il y a surtout, au centre invisible de sa parole, l’étonnement d’avoir des mots. (…)

La communication veut tout dire, tout vider, nous informer de tout, tout expliquer, mais nous savons tous très bien qu’au bout de toute explication ça n’est jamais qu’une chaîne de causes mortes qui s’est déroulée devant nous. (…) Nous réapprendrons peut-être un jour que la science peut savoir toute la mort, mais que l’amour seul connaît. Nous réapprendrons que la prière n’est pas un obstacle au raisonnement de la raison, mais le couronnement de l’esprit (…) Nous le réapprendrons le jour où nous aurons retrouvé toute notre vue, nos deux yeux : le jour où nous n’aurons plus comme seul modèle de connaissance la compréhension, qui veut prendre et croit posséder, mais aussi le saisissement. Nous (…) saisissons et nous sommes saisis. (…) La parole appelle, la parole ne nomme pas. Nous ne possédons rien en parole : nous appelons. Toute chose nommée, nous ne la possédons pas, nous l’appelons.

Penser est renverser les idées mortes (…) La vraie syntaxe déchaîne tout. Dans la communication médiatique, il ne s’échange que des phrases mortes. Alors que nous n’étions là justement que pour nier par nos paroles la matière morte, pour lui porter un coup par dedans. Nous sommes des animaux non nés pour manger le monde comme on nous dit, mais pour en ressortir vivants. La matière morte, nous la trouons en nous ouvrant pour parler. Le mot humain n’est pas une étiquette : le mot humain est un vide porté par nous dans les choses, comme un coup qui les transperce. Nous sommes sur terre pour nous libérer de la stupeur. Rien que par notre parole. Car la parole délivre toute chose de sa présence stupide, renverse la matière de la mort. Celui qui parle, c’est pour renverser les idoles de la mort.

Où est la mort ? Est-elle notre futur et tout ce qui nous attend ? (…) La mort est-elle notre issue comme on dit et comme nous l’enseignent les philosophies petites ? Non non : contrairement à ce qu’on vous a toujours dit, la mort ne vous arrivera pas. La mort n’arrive jamais à personne (…) Mais la mort est en nous, de notre vivant : nous la rencontrons tous les jours, elle est à combattre à chaque instant – et non un jour, plus tard, à l’hopital, dans une lutte fatale perdue d’avance… la mort n’arrive jamais plus tard : elle est ici et maintenant, dans les parties mortes de notre vie. (…)

Qui communique ? Est-ce moi qui parle ? Écoutons notre langue et comme il y a quelque chose de mystérieux dans ce mot même de personne… Et comme nous avons reçu une idée trop petite, précise, trop étriquée, trop mensurée, trop propriétaire de l’homme : « acteur social », « particulier », « consommateur », « ego d’artiste », « usager de soi »… Chacun de nous est bien plus ouvert, non fini, et visité. Il y a quelque chose de présent, d’absent et de furtif en nous. Comme si nous portions la marque de l’inconnu. (…) Il y a comme un voleur en nous, une présence dans la nuit. Nous ne pouvons en parler. Nous luttons contre lui, nous lui demandons son nom et il répond par des énigmes. Nous lui demandons son nom et c’est le nôtre qui a changé. Il y a un autre en moi, qui n’est pas vous, qui n’est personne.

Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d’avec nous-même, une faille d’obscurité, une lumière, une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. La parole part du moi en ce sens qu’elle le quitte. Il y a en nous, très au fond, la conscience d’une présence autre, d’un autre que nous-même, accueilli et manquant, dont nous avons la garde secrète, dont nous gardons le manque et la marque. (…) Lorsque cette conscience étrange en nous de l’étranger nous quitte, nous nous détruisons, nous vendons le monde, nous nous vendons. Riens ne se communique alors plus vite que la mort. Le monde est devenu si fragile qu’il se reconstruira par l’intérieur. Ce que nous avons chassé du monde cherche aujourd’hui en chaque homme son refuge.

« Notre parole » de Valère Novarina a été publié d’abord dans le journal Libération, le 27 juillet 1988, puis dans le recueil le Théâtre des paroles, P.O.L. 2007. Les (…) signalent ici les coupes nombreuses qui ont été effectuées dans le texte original.

Version éditable ou pdf : https://lesuperflux.wordpress.com/brochures/notre-parole/

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